Il y a beaucoup de décalage entre ce que je pense que je devrais faire et ce que je fais en réalité. “Je devrais finir mon article, me coucher tôt, faire du sport, appeler mes proches”.
Décalage entre ce que je pense que les autres devraient faire et ce qu'ils font, entre l'intention qu'ils ont en faisant ce qu'ils font et l'intention que je leur prête.
Entre la société telle que je pense qu'elle devrait être et ce qu'elle est. Entre les images diffusées pour représenter la société et la réalité.
“C'est pas normal” est une des phrases qui illustre ce décalage.
Décalage aussi entre le temps qui passe et le sentiment que j'en ai. “Je n'ai pas vu le temps passer”, “Le temps passe trop vite”.
Tous ces décalages dont je ne me rendais pas vraiment compte, me frappent maintenant. Qui est en décalage avec qui ? Ou avec quoi ? Est-ce que je suis en décalage avec la réalité ?
Mes pensées, incessantes, me renvoient ce décalage à travers des jugements et des incompréhensions. “Je ne comprends pas pourquoi”, “J'aurai dû, ou je n'aurai pas dû”, “le monde devrait”.
Tout un monde imaginaire dans lequel je vis, sans réussir à en sortir.
“Je devrais pouvoir en sortir”.
Ça boucle, tant que je continue à rester dans ce monde de "devrait", "aurait dû", "ne comprends pas".
Est-ce que ça sert à quelque chose d'y rester ? Où se situe le décalage ? Si le monde réel est aussi fait de personnes vivant dans leurs mondes imaginaires décalés, est-ce qu'on se rencontre vraiment ? Comment est-ce qu'on communique ?
Je me présente devant une personne qui me juge, qui me compare, qui essaye de deviner mes pensées, qui pense me connaître suffisamment pour savoir ce que je devrais faire, si je suis en train de faire une erreur ou si au contraire je réussis ma vie.
Combien de fois cela arrive-t-il d'avoir des opinions, ou jugements, sur les autres, sur soi, sur “les gens”. Pourquoi ? Quand j'y pense, quel sens cela a-t-il ?
Ces jugements sont généralement faux, et même toujours faux. Ma perception est forcément biaisée, mon conditionnement et mon éducation influencent mes pensées.
Rien n'est vrai, et pourtant ces pensées sont omniprésentes. Même en comprenant que c'est faux, que je ne suis pas dans le présent, que ça ne me permet pas de voir les choses telles qu'elles sont, je continue à vivre dans ma tête.
Peut-être parce que j'y trouve encore une utilité. C'est important d'anticiper, de faire attention à ce qui pourrait arriver, de deviner et d'avoir raison, de rester à la superficie des choses pour ne pas prendre de risques.
Voir les choses telles qu'elles sont peut être assez effrayant. C'est mieux de continuer à s'accrocher au monde tel qu'il devrait être.
Est-ce que le monde réel est plus effrayant que le monde imaginaire ?
Dans le monde réel, les gens meurent.
Mon monde imaginaire est immortel. Les pensées ne meurent pas. Je peux imaginer parler à quelqu'un qui n'est pas là, avoir des conversations dans ma tête, les modifier, refaire l'histoire, regretter, ou imaginer des moments futurs, rêver, espérer.
Dans le monde réel, il n'y a que le présent. Moi, mon corps, les personnes qui sont là, le paysage qui m'entoure, le ciel au-dessus de moi. Rien de plus. Aucune autre possibilité, aucune échappatoire.
Je vis avec ce que j'ai et c'est tout.
C'est tout ? Oui c'est justement tout. Tout est dans le présent, mais on dirait que ça ne suffit pas. La souffrance est dans le présent aussi, et je n'en veux pas de cette souffrance. La souffrance, la violence, l'injustice. Mais je ne peux pas choisir ce que je prends ou je laisse. Une fois que je m'extrais du présent pour vivre dans ma tête, c'est difficile de revenir en arrière. Ça devient une habitude. Je préfère m'échapper que d'être dans le présent, même s’il est agréable.
J'ai besoin de rêver, de croire que les choses iront mieux, d'imaginer un futur idéal, ou alors j'ai besoin de me distraire du monde tel que je le perçois, regarder un film, arrêter de réfléchir à ma situation et penser à autre chose, m'évader.
À tel point que la société moderne a incorporé des divertissements et des loisirs, pour qu'ils ne soient plus seulement dans notre tête, mais aussi dans le monde “réel”.
Je peux me divertir en regardant la télévision, m'évader en voyageant à l'autre bout du monde, me changer les idées en sortant dans un bar, ou en consommant. Les possibilités sont nombreuses et il est difficile d'y résister.
Est-ce que je suis dans le présent en faisant ces divertissements ? Ce n’est pas si facile à dire, les mondes se mélangent. Gunther Anders décrit très bien ce “fantôme du monde livré à domicile” (l'obsolescence de l'homme, tomes 1 et 2).
Seulement la vie que j'ai a une fin certaine. L'échappatoire ultime sera là. En attendant, je veux vivre tout intensément, en sachant qu'au pire (ou au mieux) ça s'arrêtera un jour.
Le paradoxe dans tout cela est que je cherche à sortir de ma tête en essayant de trouver une solution dans ma tête. Je me dis : c'est intéressant tout ça, peut-être que je m'approche enfin de la solution.
Peut-être pas. La solution c'est justement d'arrêter de chercher une solution pour sortir de sa tête. Juste en sortir, même si j'y retourne plus tard. Peut-être qu'il n'y a pas de solution définitive, seulement des percées, des moments de lucidité et de réelle présence.
Plus je vis ces moments-là, plus je me rends compte de tout ce que je perds en n'étant pas présente. Alors je tourne et retourne ce problème dans ma tête, je lis, je réfléchis.
Mais il n'y a pas de solution, il faut en sortir.
Se rendre compte que c’est seulement une illusion.
Et que le silence est nécessaire.
Références
Gunther Anders, l'obsolescence de l'homme, tomes 1 et 2.
Les dialogues entre David Bohm et Krishnamurti, publiés en audio / vidéo et dans plusieurs livres, dont : “The limits of Thought”. J’ai noté cette citation de Krishnamurti dans un de ces livres : “Silence is necessary”.
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